Un sondage publié début février reflète l’effondrement de la popularité de Boris Johnson. 63 % des personnes interrogées pensent qu’il devrait quitter ses fonctions de premier ministre ; et 77 % le jugent pleinement ou en partie responsable de « ce qu’il s’est passé ».
Mais que s’est-il passé exactement ? De nombreuses fêtes en tout genre (apéritifs, quizz de Noël, garden party, pots de départ ou d’anniversaire) ont été organisées au 10, Downing Street, la résidence du premier ministre, pendant les périodes de confinement (lockdown) dues à la pandémie de Covid, à partir de mars 2020, dont l’une la veille des funérailles du Prince Philip en avril 2021. Les révélations ont pris l’ampleur d’une crise politique, le « Partygate » : la liste des fêtes illicites ne fait que s’allonger si bien que la démission de « BoJo » est réclamée par de nombreux acteurs – membres de l’opposition et de la société civile, mais aussi issus du parti conservateur.
Boris Johnson n’est pas le premier dirigeant à mentir ou à dissimuler des choses – que l’on pense à la fille cachée de François Mitterrand en France ou, plus près de nous, aux 30 573 mensonges et approximations de Donald Trump au cours de son mandat, comptabilisés par le fact checker du _Washington Post_ après son départ de la Maison Blanche.
Alors pourquoi les parties du 10, Downing Street font-elles couler autant d’encre, au point de menacer le premier ministre en poste ? Contrairement à ce qu’a pu écrire Slate, il ne s’agit pas seulement d’un « scandale incroyablement stupide », « si simple qu’un enfant de 5 ans peut l’expliquer ». Ces fêtes, organisées par ceux qui édictent les règles, sont symboliquement dévastatrices. Elles attaquent directement la confiance que les citoyens ont dans leurs institutions politiques et dans ceux qui les incarnent. Elles contredisent les valeurs qui font société et qui sont le fondement des régimes démocratiques.
Un contexte particulier : la pandémie de Covid
Pour comprendre l’ampleur que prend le Partygate, il faut situer les fêtes dans leur contexte : elles ont été organisées en pleine crise sanitaire, après que le gouvernement britannique, ayant renoncé à sa politique d’immunité collective (fin mars 2020), a pris des décisions drastiques et contraignantes pour la population sous la forme d’un confinement de masse.
Pour obtenir le consentement et l’obéissance de la population à ces mesures restrictives de liberté, l’exécutif britannique a, comme tous ses homologues européens, opéré un travail symbolique important en mobilisant des valeurs, des émotions, des images et des références historiques. Il a pu ainsi communiquer de manière implicite et concise en évoquant l’appartenance à une communauté nationale afin de susciter la solidarité au sein de la population.
Pour ce faire, il a mis en scène quotidiennement un gouvernement aux manettes, gérant la situation et entouré de conseillers scientifiques indépendants et compétents. Le premier ministre était au centre de ce dispositif. L’image de « monsieur tout-le-monde » que Boris Johnson cultive depuis longtemps, ainsi que sa maladie et son hospitalisation (en mars 2020), lui ont donné une légitimité particulière pour parler de la place centrale du système national de soins (NHS) dans la lutte contre la pandémie.
Fort de son expérience personnelle et de son autorité de chef du gouvernement, il a pu invoquer l’empathie et la solidarité pour réclamer que ses concitoyens respectent des consignes strictes. Le Service national de santé (NHS) – institution populaire fondée sur la solidarité au sortir de la Seconde Guerre mondiale devenue le symbole de la lutte contre la Covid – s’est ainsi trouvé au cœur de l’appel au civisme que les autorités ont adressé à la population à travers un slogan simple et efficace : « Stay at home, protect our NHS, save lives ». Comme souvent en période de crise, le nous (ici présent dans l’adjectif possessif our) a été martelé pour montrer et rappeler l’importance de l’unité sociale face aux épreuves et susciter soutien et réciprocité au sein de la population.
La Reine a contribué à cette construction symbolique en prononçant une allocution exceptionnelle durant laquelle, en s’appuyant sur la mémoire de la Seconde Guerre mondiale, elle a appelé à l’unité nationale. Les citoyens britanniques ont d’ailleurs très largement répondu à ces appels à la solidarité collective et consenti à faire des sacrifices individuels considérables. Il était implicite, dès lors, que ces règles drastiques s’appliquaient à tout le monde et que chacun pouvait compter sur la réciprocité pour, qu’ensemble, la pandémie soit « vaincue ».
« Faites ce que je dis mais pas ce que je fais… »
Il y a toutefois une rupture symbolique lorsque les messages véhiculés par les acteurs au pouvoir sont brouillés par des signaux contradictoires. La prise de conscience de l’écart entre ce qui est demandé et la réalité factuelle provoque une confusion et l’impression d’être dupé, ce qui peut transformer l’acceptation et le crédit de confiance accordé au gouvernement en colère et en défiance.
C’est ce qu’il s’est passé lorsqu’il est apparu en mai 2020 que le message de solidarité que les dirigeants tentaient de faire passer n’était pas suivi par ceux-là mêmes qui le prônaient. Ainsi, alors que BoJo louait le « sens commun » de ceux qui respectaient les consignes du lockdown, son propre conseiller politique, Dominic Cummings, pourtant malade et symptomatique, était surpris à faire une escapade familiale et touristique très loin de son domicile.
C’est ce décalage entre les injonctions véhiculées par les symboles pendant les différentes vagues de la pandémie (altruisme, solidarité, réciprocité, civisme, attachement au NHS) et les pratiques de certaines élites, qui s’affranchissent des contraintes imposées à la population confinée, qui crée la crise de confiance exposée par le Partygate.
Le message décrypté par le public devient « les règles ne sont pas les mêmes pour tout le monde » (et cela, même si de hauts responsables, notamment le ministre de la Santé, ont été contraints à la démission pour avoir violé les règles). Au-delà du mensonge, ce qui affecte la population, c’est l’impression d’avoir été trahie et manipulée ; chacune des fêtes du « Partygate » est en effet en contradiction flagrante avec le contrat collectif que le premier ministre n’a cessé de brandir pour inciter les personnes à rester chez elles et à respecter le confinement.
Ainsi, les incartades montrent qu’il n’y a pas de « nous » mais, comme l’a exprimé le député – conservateur, donc du même parti que Boris Johnson – Andrew Bridgen, d’un côté des citoyens qui obéissent et de l’autre une minorité qui peut se permettre d’échapper aux règles communes.
Cette impression est accentuée par le caractère récurrent des dites fêtes, la participation du premier ministre lui-même à ces violations de la loi et les efforts déployés pour les cacher. Ainsi, l’usage d’une valise pour introduire des boissons alcoolisées au 10, Downing Street lors de la fête du vendredi 16 avril, veille des funérailles du mari de la Reine Élisabeth, trahit la duplicité de « fêtards » qui étaient tout à fait conscients d’être dans l’illégalité.
La symbolique du Partygate au service de l’opposition
Il n’est dès lors pas surprenant que l’opposition (à l’instar de Keir Starmer, n°1 du parti travailliste) se saisisse de l’affaire pour demander la démission du premier ministre. Il est plus rare que l’outrage soit tel que cette demande trouve écho auprès de députés conservateurs connus de longue date pour leur soutien à Boris Johnson (Andrew Mitchell par exemple) ou d’anciens premiers ministres (Theresa May et John Major).
Si, dans les premiers temps de la pandémie, l’exécutif a bénéficié de la prudence d’acteurs politiques désireux de ne pas être vus comme rompant l’unité nationale, et a pu imposer son cadrage des événements, cette primauté n’a duré qu’un temps. Désormais, d’autres acteurs (médias, opposition, citoyens engagés) utilisent à leur tour un répertoire symbolique pour questionner ce que fait le gouvernement et surtout juger ses actions et ses faux pas.
Ceux qui appellent à la démission du premier ministre clament leur indignation face à ce que les mensonges de celui-ci révèlent : l’irresponsabilité du politique et l’arrogance des élites, et l’impossibilité de faire confiance à l’homme entre les mains duquel le pays a placé son destin. Le Partygate expose l’institution du gouvernement démocratique comme étant une belle illusion.
C’est dans ce contexte que les images de la Reine Élisabeth, photographiée seule et masquée à l’enterrement de son époux, deviennent singulièrement évocatrices. Plus que jamais la Reine incarne la nation en deuil, elle est toutes les familles qui ont perdu des proches auxquels ils n’ont pu dire adieu convenablement.
Alors même que le premier ministre demandait à la Reine et à ses sujets de s’isoler et de renoncer à toute forme de sociabilité, il autorisait et participait à des fêtes alcoolisées. La juxtaposition transforme l’outrecuidance en une insulte à la Reine, donc une insulte à la Couronne, et un camouflet à son peuple. Les fêtes du 10, Downing Street paraissent déplacées, intolérables et injustes.
En somme, ce qui fait scandale, c’est ce que symbolise l’organisation de ces fêtes à répétition dans les plus hauts lieux du pouvoir britannique. Ce n’est ni le mensonge ni la dissimulation qui posent problème, mais bien le mépris du contrat social qui unit les citoyens au gouvernement ; contrat social que le gouvernement n’a cessé de brandir pour obtenir le soutien et le consentement de la population à des mesures difficiles, entravant ses libertés fondamentales, comme celle de circuler librement.
On trouve la même dynamique en France avec les remous provoqués par les vacances du ministre de l’Éducation nationale à Ibiza début janvier. Ce ne sont pas les vacances en soi qui posent problème, mais le message que leur révélation a envoyé au corps enseignant, aux élèves et aux parents à la veille de la reprise des cours : en publiant un nouveau protocole sanitaire décidé de façon unilatérale, tardivement et depuis un lieu connu pour ses fêtes et le monde de la nuit, Jean-Michel Blanquer a donné une image de désinvolture et d’autoritarisme, en totale opposition avec les sacrifices demandés aux acteurs du système éducatif. Ainsi, la symbolique n’est pas « du vent », ou quelque chose qui ne compte pas. Elle est au contraire un puissant instrument, capable d’unifier des peuples comme de faire tomber des têtes.
Laurie Boussaguet, Professeure des Universités en science politique, European University Institute, chercheure associée, Sciences Po et Florence Faucher, Professeure de sciences politiques (Centre d’études européennes), Sciences Po
Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.